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Obumbratrice : Obumbratrice

Je m'enfonce ! Je m'enfonce !

Le livre révélateur, voilà comment on l'appelait dans le temps... Un livre qui inversait les rôles, qui vous lisait, qui lisait en vous au lieu que ce soit vous qui le lisiez.

Comment était-ce possible, cela relevait-il du surnaturel ? Je crois que je puis l'affirmer et le confirmer même !

Imaginez une bâtisse, en haut d'une immense falaise, une bâtisse émergeant d'un épais brouillard, une bâtisse nommée horreur, un brouillard appelé oubli. Dans l'horreur se loge ce qu'on a toujours craint, c'est-à-dire une manifestation du Diable, une manifestation de cet être si cruel, si terrifiant et à la fois si charismatique et attirant. Je saurais dire avec assurance que tout être humain succomberait aux charmes du Mal. C'est simplement spontané, irréfléchi... Naturel.

Cette manifestation, c'est ce livre.

Obumbratrice est son vrai nom. Oh mon Dieu, que l'âme de son auteur soit maudite à jamais, qu'il brûle dans les flammes de l'Enfer. Je vais certainement mourir, et c'est peut-être la meilleure chose qui puisse m'arriver, car en fin de compte, au point où j'en suis, c'est-à-dire épouvanté, terrifié et en même temps fasciné par ce qui m'arrive (perverti en d'autres termes !), je préfère emporter ces horribles visions dans ma tombe...


Tout avait commencé ce matin d'automne, j'étais en train de me prélasser dans mon jardin. Il faisait un temps superbe, le soleil rayonnait et l'air était frais. Que de plaisir à rester ainsi à ne rien faire! Je vivais tellement bien à vrai dire, dans un immense manoir, non loin d'un petit lac dans lequel, il était bon de se baigner les chauds après-midi d'été. Et mon immense jardin ! Je ne vous en parle pas, il était mille fleuri de toute part et attisait la jalousie de pas mal de mes voisins.
Tout cela, je le devais à mon père, le richissime Félix Murnaul, avocat respecté de tous, qui s'était maintes fois illustré dans les affaires les plus compliquées. Malheureusement, sa santé n'était pas brillante. Une grave maladie du coeur en vint à bout. Je me rappelle encore le jour de sa mort... Ma mère, qui n'avait jamais cessé d'avoir des amants, n'eut même pas une seule larme. C'est à ce moment que je me rendis compte que la vie n'était pas aussi belle qu'elle paraissait.

Après cela, grâce à notre héritage, nous pûmes vivre pleinement, comme nous l'entendions, à notre guise. Mais en devoir d'homme riche, je dus quand même faire une grande scolarité qui, en fin de compte, malgré la difficulté et le travail requis, me parut plus étant un jeu que de vraies études. Oui, vu que j'étais un passionné d'histoire, j'avais toujours eu une grande facilité à l'école, puisqu'elle y était spécialisée. J'étais la fierté de notre université. La mort de mon père, avait, comme je l'ai dit, changé ma vision des choses et j'avais su qu'il fallait travailler pour réussir. D'une chose néfaste avait découlé une force, une raison pour que je me batte !

Je me reposais donc dans le jardin. C'est lorsque je réprimai un bâillement que mon servant vint et m'annonça que mon meilleur ami, Florian Baumann m'avait écrit. Florian était un homme certes sans scrupule et aventureux, mais il ne manquait pas d'intelligence, ni de sang froid. D'après la lettre, il était revenu d'une expédition au Groenland. Des chercheurs et archéologues y avaient trouvé une ancienne forteresse, datant probablement des années 800 de notre ère. Une forteresse longtemps oubliée, mais que l'on redécouvrait... (Pour notre plus grand malheur hélas, car cet édifice, c'est celui qui renfermait le fameux livre !) Mais voilà, Florian me conviait à une soirée. Je craignais le pire et j'avais raison.



Les éléments s'étaient déchaînés ce soir-là. Le vent soufflait comme il ne l'avait encore jamais fait et la pluie tombait comme au jour du Déluge. Et je n'oublierai jamais ce ciel, rempli de nuages gris, que l'orage prenait un malin plaisir à déchirer, montrant que nos pouvoirs de mortels ne pouvaient rivaliser avec les forces divines. Et ses grondements qui nous parvenaient du sol comme si les quelques forgerons d'Héphaïstos nous martelaient de ne point entrer dans ce manoir, son manoir. Par « nous » j'entends bien sûr le baderne Vincent Hevoud, l'historien et Professeur William Agestelt (fort reconnu dois-je admettre) ainsi que le prêtre Eugène Wurman et bien sûr moi même, Alexander Murnaul, anthropologue.


C'était une vaste demeure se trouvant au beau milieu de la forêt. Il y habitait seul et je pense qu'il était beaucoup trop bizarre pour fonder une famille ou même vivre avec une femme.

Nous nous installâmes tous autour de cette table ronde, dans cette salle se situant dans l'extrémité ouest de la maison et qui était grande, certes, mais froide et sinistre. C'était au quatrième étage, celui du grenier. Il n'y avait pour nous éclairer qu'une seule bougie, posée au milieu du meuble. Une statue d'Aphrodite en marbre reposant sur un socle pentagramme se trouvait dans l'un des angles du salon. Le mur de gauche était entièrement vitré, on avait donc une vue sur ce chaos. Dehors, c'était la colère qui régnait, la fureur du désordre. L'apocalypse... Dedans, il faisait calme, c'était tranquille, c'était mort.
Du côté droit, une porte, tout de noir peinte, menant je ne sais où. Et nous étions là, tous les cinq, à regarder cette bougie, cette chaleur parmi cinq corps bientôt froids.
Je contemplais l'objet, si simple, mais si réconfortant de par sa flamme. Cette flamme était synonyme de vie, et la cire était la durée, le temps que parcourt cette vie, cette flamme. Cette flamme qui avance inexorablement, avec cette fatalité si envoûtante me charmait fortement... Mais la projection des ombres de convives qu'engendrait cette lueur ne me confortait point. Des monstres, voilà ce que je voyais, des monstres difformes, à la gueule béante, aux cornes dantesques, des démons au-delà de leur apparence.

Il y eut ce silence, un long moment de paix avant sa manifestation. Paralysés tels que nous étions, comme la déesse, nos pensées étaient troubles et une agitation peu commune s'installa en nous, comme c'était le cas dehors. En réalité, nous ressentions tous la peur et je crois que nous la partagions. Oui, nos pieds avaient pris racine dans le sol, quelque chose venant de la terre résonnait en nous... C'était nos coeurs, unis par les mêmes battements de terreur... Et soudain, un souffle mit le feu à rude épreuve, comme le font les problèmes avec la vie alors que les gouttes de pluie, qui venaient percuter la grande vitre, traçaient des silhouettes extraordinaires (les éléments étaient vraiment déchaînés). Quelqu'un avait rompu la quiétude ambiante.

« Alors, dites-moi Florian, qu'avez-vous vu là-bas ? Dans ces terres peu clémentes ? » s'enquit William.

William était un homme d'une grande sagesse et pourvu d'une perspicacité à toute épreuve. Son nez aquilin et son menton pointu lui donnaient un air très raffiné. Il avait un grand front bombé et beaucoup disaient que son talent d'écrivain et son sens historique lui venaient de là. Il faut dire qu'il avait connu une grande gloire lors de son expédition en Amérique du Sud. Et pour cause, il avait trouvé là le tombeau d'un ancien roi de la région qui avait voulu mourir en emportant toute sa richesse. La découverte fut de taille et il en garda un bon souvenir, comme je le remarquai. Il avait autour de son cou une émeraude d'une transparence rare. Pierre rapportée de son voyage sans aucun doute.

Je ne lui accordais néanmoins que peu d'estime, car bien qu'intelligent et extrêmement lucide, son arrogance, fort peu appréciée, le rendait presque ridicule et dénué d'un charisme quelconque. De plus, son complexe de supériorité l'avait empêché de participer à l'expédition. Pour cette raison, je pense qu'il était un peu jaloux de Florian, même s'il le cachait très bien.

« Premièrement, laissez-moi vous dire que ce monument, la forteresse, était vraiment singulier, le voir donnait le vertige, une peur inconnue. Cette image me hante encore. Cet immense palais, érigé en haut d'une très haute et abrupte falaise. Le brouillard recouvrant tout cela d'un ton mêlé de mélancolie et d'horreur. Mais autour de cette bâtisse sombre comme la mort elle-même, la terre aussi blanche que la pureté du Seigneur ! Fascinant, c'était fascinant ! Je dois toutefois avouer que la surprise, qui est de taille, se trouvait à l'intérieur de la bâtisse ! »
Et là, il nous montra cette chose, ce livre, cette malédiction qui allait s'abattre sur nous.

« Sujet tabou pour les archéologues qui, éprouvant une certaine réticence et peur vis-à-vis du livre, laissèrent à nous, chercheurs et principalement aux démonologues la tâche de découvrir la nature de l'ouvrage. »
C'est vrai, Florian était le chef de file des démonologues. Peu de personnes avaient une réelle confiance en lui, car son côté téméraire le rendait un peu perturbé et imprévisible, ce qui produisait chez ses amis, donc chez nous, un soupçon de doute quant à sa santé mentale.

« Oh que le Tout-Puissant puisse pardonner votre découverte, mon fils ! Ceci est l'oeuvre du Malin, il n'y a aucun doute ! » s'écria le prêtre qui, inopinément, commença à réciter Pater et Filius et Spiritus Sanctus.

« Taisez-vous donc mon Père ! » dis-je avec un mépris non dissimulé. « Et voici donc ce que tu as trouvé mon ami, le Obumbratrice... »

« Oui, effectivement. Ce n'est pas tout, à côté de ce livre se trouvait un couteau, sumérien je pense. Cela peut vous paraître curieux mais j'ai une explication à cela. »
Et il nous montra cette magnifique dague venant effectivement du "berceau de l'humanité" comme l'aurait dit Eugène. C'est vrai après tout, l'Histoire commence à Sumer.

Mis à part son incroyable beauté, la lame comportait une inscription en caractères cunéiformes que je ne mis pas longtemps à déchiffrer. L'homme est arme... Effroyable et intriguant. Cela résumait-il une personne qui ne tue que pour tuer, sans aucun autre instinct que celui d'anéantir, une personne sans aucun autre but, qui n'est corrompue ni par une philosophie ni par une idéologie... Une personne non pensante ?

« Son origine peut vous troubler, je le comprends très bien. Figurez-vous que cette forteresse a appartenu à un homme d'une grande lucidité, nommé Varnogh. Il était, en son temps, c'est-à-dire vers l'an 800 de notre ère, philosophe. S'intéressant de très près aux anciennes civilisations, il collectionnait les objets de ces peuples disparus. De plus, c'était un féroce chef de guerre, ce qui le mena à sa perte. Non seulement il accordait une trop grande importance au pouvoir mais il était aussi trop matérialiste et n'appréciait que trop la gloire. Et encore, il vouait un culte inébranlable aux peurs des gens. Il pensait que le salut était de connaître la peur. C'est dans ce but qu'il écrivit ce livre. Cet ouvrage devait aussi nous éclairer sur le sens réel de la vie ainsi que sur le fonctionnement de l'être. Malheureusement, comme il était matérialiste, il mena ses recherches non pas dans l'âme mais dans le corps. C'est comme cela qu'il s'auto-disséqua et qu'il mourut. Mais on raconte qu'avant sa mort, il prononça des mots au sens inconnu qui lui permirent de se réfugier dans le livre.
Désormais, il habite ces pages et cause le trouble dans l'esprit de ceux qui osent s'aventurer parmi ses mots écrits en lettres de sang. »

« Charmant, charmant... » dit ironiquement William alors qu'Eugène continuait de débiter Pater et filius et Spiritus Sanctus avec beaucoup de conviction.

« Mais as-tu déjà commencé à étudier le livre, à l'interpréter ? » questionnai-je.

« Il faut savoir qu'il est ardu de lui trouver un sens quelconque. J'ai cependant relevé des mots clés et bien que j'accorde beaucoup d'importance aux anciennes croyances, je vais me risquer, maintenant, devant vous, à invoquer un ancien esprit. »

Consternation. Sauf Eugène, il n'y avait là personne qui osait émettre la moindre folie.

« Que dites-vous donc ? Vous vous apprêtez à ramener un démon d'outre-tombe ? » demanda William, visiblement surpris.

« Puis-je voir le livre de plus près ? »

Il ne daigna toutefois me répondre.

« Exact, d'après mes recherches, le Obumbratrice a le pouvoir de faire venir une multitude de monstres, de démons, d'esprits malfaisants susceptibles de nous mener à notre perte. Autrement dit, à notre mort. »

« Êtes-vous sûr de vouloir déranger ces esprits ? » dit Vincent, hésitant.

Je ne l'avais jamais vu et n'avais jamais entendu parler de lui. Sa présence me paraissait inappropriée bien que ses nombreuses médailles témoignaient d'une brillante carrière militaire. Trapu et de petite taille, il n'en était pas moins impressionnant, il avait une corpulence rare, non en graisse mais en muscles.

« Ces esprits, s'ils existent, ne demandent qu'à être dérangés ! Allons ! Place au rituel ! » dis-je avec une pointe d'humour, encore inconscient de ce qui allait arriver.

Florian posa le livre sur la table, tourna quelques pages, ferma les yeux puis commença à prononcer des mots clés, aux sonorités bizarres. De plus, ses syllabes se mêlèrent aux prières d'Eugène, maintenant transpirant, et tout ceci produisit en nous un climat d'insécurité. Puis, mon ami s'arrêta. Alors le vent souffla avec plus de fureur, la pluie creusa des cratères, la foudre déchira le ciel en deux et les forgerons fracassèrent leur marteau. Au fond, il en était déjà fini de nous, car en ces murs résonna un ricanement atroce.

« Mais... Qu'est-ce ?! » s'écria Vincent.

Il resta soudain figé et parut atrophié, ses quatre membres, robustes, se tordirent autour de son tronc, comme s'il n'avait été qu'un vulgaire torchon. Ensuite il se mit à léviter, comme si quelqu'un l'avait porté. Et, par je ne sais quel enchantement, le Obumbratrice s'éleva dans les airs et prit la direction de Vincent et l'aspira dans l'une des ses pages. Puis, il retomba par terre.

Nous étions restés immobiles, pendant tout ce temps, horrifiés devant ce spectacle extraordinaire, ne sachant pas quoi faire. Il est vrai que pour nous, il n'y avait rien eu d'autre. Rien d'autre que ce souffle qu'on sentit s'abattre sur nous, le début de ce qui allait être notre fin.

A présent je sais ce qui lui est réellement arrivé...

D'abord, il a revu ce ciel gris, senti à nouveau cette puanteur, l'odeur de la chair pourrie. Puis, il a aperçu ses hommes, en morceaux. Des bras et des jambes par-ci et par-là, des hommes troncs, agonisants, croyant pouvoir bénéficier d'une intervention, divine peut-être. Pourtant, dans le ciel, il n'y avait rien d'autre que ces engins volants, qui semblaient venir d'un autre monde, lâchant des bombes un peu partout dans le but de tout détruire, de tout faire disparaître... Et lui dans ces tranchées, la peur au ventre, l'oeil hagard, suant comme jamais. Et après, il a regardé autour de lui, et il a pleuré en revoyant ce chaos, il y baignait vraiment... Peut-être ces avions avaient-ils finalement raison de tout vouloir détruire ? Cet enfer était sien, et comme c'était sa plus grande peur, le livre l'avait remarquée, l'avait recrée et se l'était appropriée. Au même moment, il a entendu une voix rauque, « Viens à moi! » et il est revenu dans cette salle. Soudainement, il s'est senti possédé, ses jambes se sont levées de telle sorte que ses pieds ont rejoint ses épaules pour former cet enchevêtrement si absurde. Ses os ont claqué, se sont brisés mais il n'a que gémi, point crié, sa souffrance était intérieure. Et il a vu ce livre s'ouvrir, il a vu la bête, ce monstre, cet être écorché, saignant, bouche béante, prêt à l'avaler. Et enfin, plus rien.

Evidemment, tout ceci n'avait duré que quelques vingtaines de secondes pour nous.

Et voilà, la première victime... Sort épouvantable!

Eugène avait cessé ses prières. Tremblant, il fixa d'abord l'objet un petit moment avant de détourner son regard sur Florian qui avait aussi les yeux rivés sur l'ouvrage.

« Qu'avez-vous réveillé ?! Qu'était-ce ?! Répondez ! » s'écria le prêtre.

« Je l'ai réveillé... »

« Qui ?! Qui ?! Répondez ! Et vous, taisez-vous ! Taisez-vous ! Je vous en supplie ! Taisez-vous ! » hurla-t-il en s'arrachant une touffe de cheveux.

Nous pensâmes qu'il était devenu fou, car pour nous, il n'y avait rien d'audible mis à part ses cris.

« Calmez-vous mon cher... » dit William.

Cela n'eut aucun effet. Il se boucha les oreilles et esquissa une grimace diabolique (si je puis dire) avant de prendre Florian par le col et de le jeter brusquement à terre. Alors nous sûmes que son âme s'était emmêlée aux toiles qu'avait tissé le Obumbratrice. Il se précipita sur Aphrodite, se déshabilla avec hâte, la saisit par la taille. Devant nos yeux horrifiés, son sexe pénétra la chose. Il commençait vraiment à forniquer ! Au fur et à mesure de ses va-et-vient, il s'enfonçait de plus en plus dans la forme, maintenant devenue pâteuse et abominable. Toutefois, il ne s'en soucia guère, n'écoutant plus que ses pulsions et désirs inassouvis. A la force à laquelle il s'y prenait, c'est-à-dire divine, on eût dit qu'il concrétisait les fantasmes de quelques milles de ses confrères. Il émit des sons, sauvages, peut-être même virils. Le mâle qui monte sa femelle, soumise, immobile... Monstrueuse contre toute attente !
Il finit par être entièrement avalé par la déesse, qui revint à sa forme initiale.

Encore une fois, nous n'avions rien fait !

« Mon Dieu ! » dit Florian en se relevant.

« C'est horrible... » marmonna l'éminent.

« Tout ça, c'est de ta faute ! » lançai-je à mon ami.

« Que veux-tu dire ? Je ne savais en aucun point ce qui allait arriver ! »

« Ne nous mentez pas. Vous êtes beaucoup trop impatient pour avoir attendu notre venue pour réciter ces inscriptions incantatoires. » riposta l'historien en ramassant l'objet en question.

Je pus bien le voir...

Reliure en peau humaine et pages écrites de sang... Obumbratrice.

« Ceci... » dit-il en l'observant.

« Est mon livre ! Vous savez, vous n'êtes pas aussi stupide et ignorant que je ne le pensais. Effectivement, vous avez raison. Et devinez quoi ? Je ne suis pas mort, moi ! Vous savez pourquoi ? Parce que mon âme... Il avait besoin de mon âme !»

« Que racontes-tu ? »

Lui... Et moi... Le couple parfait ! L'absolu !

Inopinément, ma vision commença à s'obscurcir et les ténèbres rattrapèrent ma clairvoyance d'un instant.

La suite, je ne m'en rappelle pas très bien. Je me souviens que la salle était badigeonnée de rouge, car le ciel avait désormais la couleur du sang, je le remarquai en regardant à travers la grande fenêtre. Cet amas de nuages, si étrange, tellement étrange qu'il me faisait penser à des intestins et des boyaux empilés. C'était étouffant. Je perçus une lueur, la flamme, chétive.
J'étais à terre, revenant peu à peu à moi, toujours dans cette sinistre salle. J'avais été assommé ou quelque chose de semblable. Je n'avais rien senti, rien d'autre que le voile recouvrant mes yeux. En me redressant, je le vis, lui, le très célèbre... gisant, avec un couteau dans le dos (couteau sumérien !)... Mort.

Une voix vint à moi. Je la reconnus.

« Mon cher ami, mon confident... » Florian, les yeux révulsés, le livre en main.

« Qu'est-ce qui t'arrive ? Comment... Comment as-tu pu faire cela? »

« Il y a des choses qu'il faut que tu comprennes Alexander. La mort, c'est ma nourriture, c'est ce qui m'apporte cette force ! »

« Cette folie ! hurlai-je. Tu es devenu cinglé ?! C'est ce maléfice ? Avoue ! »

« C'est bien cela. Ma vision des choses a complètement changé ! Que faire de ces sciences et de cette sagesse ? Il faut agir, exécuter, sans réfléchir, sans moralité ! »

« Au nom de qui parles-tu ? Et que veux-tu au juste ? Pour quelles raisons suis-je toujours en vie ? Pourquoi ne pas m'avoir tué avec William ? »

« Je parle au nom de l'être qui n'avait jamais été avant, un homme... Arme ! »

Je fronçai les sourcils.

Il pouvait l'être, homme sans esprit, non-corrompu... Etat de conscience ? Savait-il pourquoi il existait ? Exécuter sans la moindre réflexion ne relève point à de la conscience ! Etat animal ?

« Le soir de mon retour de voyage, je fus pris d'une curiosité rare. J'entrepris immédiatement de le déchiffrer et de l'interpréter. J'appris que cet ouvrage était étroitement lié à cette arme, ce bout de métal mésopotamien. Varnogh avait bien défini la relation entre membre et cerveau. Mais pour lui, il ne pouvait y avoir d'harmonie chez un seul sujet. Il définit l'être parfait comme étant une fusion. En d'autres termes, l'être absolu n'existe pas. Il faut donc deux personnes pour former cette perfection, les équivalents du Obumbratrice, le cerveau et de cette lame, les membres, ceux qui exécutent. »

Dès les premières phrases, je sentis comme un malaise s'installer en moi. J'entendis ce mot qui me trotte encore dans la tête. C'était désormais fait, mon esprit était sien, car il avait vu en moi la représentation humaine même de cette dague.

Le livre révélateur ! Obumbratrice ! O-bum-bra-trice... O-bum-bra-trice ! Obum-bratrice ! Obumbratrice ! Cessez ! Cessez de hurler ce nom !

C'est à ce moment que ces voix, telles des hurlements de martyrs, criant pour apaiser leur douleur éternelle, leur douleur d'ordre divin, commencèrent à résonner dans ma tête.

Obumbratrice ! Obumbratrice ! Obumbratrice ! Obumbratrice ! Obumbratrice !

« Et moi là-dedans ? Je suis toujours en vie... Pourquoi ne pas m'avoir tué avec William ? »

« Niih... Je suis certain que tu crois que c'est moi qui t'ai assomé... Eh bien c'est faux ! C'était William ! Car il voulait vouer son âme au livre et avait peur que tu le souhaitasses également ! Malheureusement, mon maître n'avait nul besoin de lui. Alors je l'ai tué. Tu vois mon ami, il lui faut un homme authentique, pas l'incarnation même de ce qui furent ses défauts, soit la soif de pouvoir, de reconnaissance ou une croyance inébranlable, inintelligible et absurde en quoi que ce soit ! Tu as remarqué que tous, tous ont péri à cause de leur faiblesse, à l'image de ce cher Professeur qui, arrogant comme personne, crut être la personne que recherchait Varnogh. »

« Est-ce moi ? Suis-je cette personne ? »

« Oui, mon ami ! Joins-toi à moi ! »

Je ne pouvais l'accepter... J'étais un homme de sciences, un homme bon, un homme de Raison !

Pris de tourment, ne savant pas quoi répliquer, me retrouvant dans cette situation qui fait appel à notre instinct animal, je fonçai sur lui, le poussai de toutes mes forces. Il laissa tomber le livre, vacilla et trébucha. Il passa à travers la grande fenêtre...

Une chute de quatre étages... J'aperçus son corps, inerte... Je l'avais... Moi, l'homme sage !

Encore sous le choc, immobile, essayant de reprendre mes esprits, je fus frappé de terreur lorsque le livre s'ouvrit et que des vociférations en échappèrent. Vincent, Eugène, William, ce triangle qui résonna si bruyamment!

Je me réfugiai dans cette chambre, derrière cette porte noire, m'enfermant à double tour.

Je l'entends... « Obumbratrice » Ils crient...

Voilà ce qui reste de moi, un récit inachevé. Parce que le livre m'a révélé ma plus grande peur. Le sol m'a déjà aspiré jusqu'à la poitrine et il continue encore. Bientôt je serai enfoui dans ce sol. Chronos me dévore, comme il a dévoré ces vestiges que j'ai vus tout au long de ma vie et qui ont suscité en moi, la plus grande des craintes !

Dans peu de temps, la terre arrêtera de gronder, la pluie cessera de tomber, la flamme d'exister et le vent se permettra une trêve. Les éléments se calmeront et moi je ne serai plus.
Je m'enfonce ! Je m'enfonce !

Le livre révélateur, voilà comment on l'appelait dans le temps... Un livre qui inversait les rôles, qui vous lisait, qui lisait en vous au lieu que ce soit vous qui le lisiez.

Comment était-ce possible, cela relevait-il du surnaturel ? Je crois que je puis l'affirmer et le confirmer même !

Imaginez une bâtisse, en haut d'une immense falaise, une bâtisse émergeant d'un épais brouillard, une bâtisse nommée horreur, un brouillard appelé oubli. Dans l'horreur se loge ce qu'on a toujours craint, c'est-à-dire une manifestation du Diable, une manifestation de cet être si cruel, si terrifiant et à la fois si charismatique et attirant. Je saurais dire avec assurance que tout être humain succomberait aux charmes du Mal. C'est simplement spontané, irréfléchi... Naturel.

Cette manifestation, c'est ce livre.

Obumbratrice est son vrai nom. Oh mon Dieu, que l'âme de son auteur soit maudite à jamais, qu'il brûle dans les flammes de l'Enfer. Je vais certainement mourir, et c'est peut-être la meilleure chose qui puisse m'arriver, car en fin de compte, au point où j'en suis, c'est-à-dire épouvanté, terrifié et en même temps fasciné par ce qui m'arrive (perverti en d'autres termes !), je préfère emporter ces horribles visions dans ma tombe...


Tout avait commencé ce matin d'automne, j'étais en train de me prélasser dans mon jardin. Il faisait un temps superbe, le soleil rayonnait et l'air était frais. Que de plaisir à rester ainsi à ne rien faire! Je vivais tellement bien à vrai dire, dans un immense manoir, non loin d'un petit lac dans lequel, il était bon de se baigner les chauds après-midi d'été. Et mon immense jardin ! Je ne vous en parle pas, il était mille fleuri de toute part et attisait la jalousie de pas mal de mes voisins.
Tout cela, je le devais à mon père, le richissime Félix Murnaul, avocat respecté de tous, qui s'était maintes fois illustré dans les affaires les plus compliquées. Malheureusement, sa santé n'était pas brillante. Une grave maladie du coeur en vint à bout. Je me rappelle encore le jour de sa mort... Ma mère, qui n'avait jamais cessé d'avoir des amants, n'eut même pas une seule larme. C'est à ce moment que je me rendis compte que la vie n'était pas aussi belle qu'elle paraissait.

Après cela, grâce à notre héritage, nous pûmes vivre pleinement, comme nous l'entendions, à notre guise. Mais en devoir d'homme riche, je dus quand même faire une grande scolarité qui, en fin de compte, malgré la difficulté et le travail requis, me parut plus étant un jeu que de vraies études. Oui, vu que j'étais un passionné d'histoire, j'avais toujours eu une grande facilité à l'école, puisqu'elle y était spécialisée. J'étais la fierté de notre université. La mort de mon père, avait, comme je l'ai dit, changé ma vision des choses et j'avais su qu'il fallait travailler pour réussir. D'une chose néfaste avait découlé une force, une raison pour que je me batte !

Je me reposais donc dans le jardin. C'est lorsque je réprimai un bâillement que mon servant vint et m'annonça que mon meilleur ami, Florian Baumann m'avait écrit. Florian était un homme certes sans scrupule et aventureux, mais il ne manquait pas d'intelligence, ni de sang froid. D'après la lettre, il était revenu d'une expédition au Groenland. Des chercheurs et archéologues y avaient trouvé une ancienne forteresse, datant probablement des années 800 de notre ère. Une forteresse longtemps oubliée, mais que l'on redécouvrait... (Pour notre plus grand malheur hélas, car cet édifice, c'est celui qui renfermait le fameux livre !) Mais voilà, Florian me conviait à une soirée. Je craignais le pire et j'avais raison.



Les éléments s'étaient déchaînés ce soir-là. Le vent soufflait comme il ne l'avait encore jamais fait et la pluie tombait comme au jour du Déluge. Et je n'oublierai jamais ce ciel, rempli de nuages gris, que l'orage prenait un malin plaisir à déchirer, montrant que nos pouvoirs de mortels ne pouvaient rivaliser avec les forces divines. Et ses grondements qui nous parvenaient du sol comme si les quelques forgerons d'Héphaïstos nous martelaient de ne point entrer dans ce manoir, son manoir. Par « nous » j'entends bien sûr le baderne Vincent Hevoud, l'historien et Professeur William Agestelt (fort reconnu dois-je admettre) ainsi que le prêtre Eugène Wurman et bien sûr moi même, Alexander Murnaul, anthropologue.


C'était une vaste demeure se trouvant au beau milieu de la forêt. Il y habitait seul et je pense qu'il était beaucoup trop bizarre pour fonder une famille ou même vivre avec une femme.

Nous nous installâmes tous autour de cette table ronde, dans cette salle se situant dans l'extrémité ouest de la maison et qui était grande, certes, mais froide et sinistre. C'était au quatrième étage, celui du grenier. Il n'y avait pour nous éclairer qu'une seule bougie, posée au milieu du meuble. Une statue d'Aphrodite en marbre reposant sur un socle pentagramme se trouvait dans l'un des angles du salon. Le mur de gauche était entièrement vitré, on avait donc une vue sur ce chaos. Dehors, c'était la colère qui régnait, la fureur du désordre. L'apocalypse... Dedans, il faisait calme, c'était tranquille, c'était mort.
Du côté droit, une porte, tout de noir peinte, menant je ne sais où. Et nous étions là, tous les cinq, à regarder cette bougie, cette chaleur parmi cinq corps bientôt froids.
Je contemplais l'objet, si simple, mais si réconfortant de par sa flamme. Cette flamme était synonyme de vie, et la cire était la durée, le temps que parcourt cette vie, cette flamme. Cette flamme qui avance inexorablement, avec cette fatalité si envoûtante me charmait fortement... Mais la projection des ombres de convives qu'engendrait cette lueur ne me confortait point. Des monstres, voilà ce que je voyais, des monstres difformes, à la gueule béante, aux cornes dantesques, des démons au-delà de leur apparence.

Il y eut ce silence, un long moment de paix avant sa manifestation. Paralysés tels que nous étions, comme la déesse, nos pensées étaient troubles et une agitation peu commune s'installa en nous, comme c'était le cas dehors. En réalité, nous ressentions tous la peur et je crois que nous la partagions. Oui, nos pieds avaient pris racine dans le sol, quelque chose venant de la terre résonnait en nous... C'était nos coeurs, unis par les mêmes battements de terreur... Et soudain, un souffle mit le feu à rude épreuve, comme le font les problèmes avec la vie alors que les gouttes de pluie, qui venaient percuter la grande vitre, traçaient des silhouettes extraordinaires (les éléments étaient vraiment déchaînés). Quelqu'un avait rompu la quiétude ambiante.

« Alors, dites-moi Florian, qu'avez-vous vu là-bas ? Dans ces terres peu clémentes ? » s'enquit William.

William était un homme d'une grande sagesse et pourvu d'une perspicacité à toute épreuve. Son nez aquilin et son menton pointu lui donnaient un air très raffiné. Il avait un grand front bombé et beaucoup disaient que son talent d'écrivain et son sens historique lui venaient de là. Il faut dire qu'il avait connu une grande gloire lors de son expédition en Amérique du Sud. Et pour cause, il avait trouvé là le tombeau d'un ancien roi de la région qui avait voulu mourir en emportant toute sa richesse. La découverte fut de taille et il en garda un bon souvenir, comme je le remarquai. Il avait autour de son cou une émeraude d'une transparence rare. Pierre rapportée de son voyage sans aucun doute.

Je ne lui accordais néanmoins que peu d'estime, car bien qu'intelligent et extrêmement lucide, son arrogance, fort peu appréciée, le rendait presque ridicule et dénué d'un charisme quelconque. De plus, son complexe de supériorité l'avait empêché de participer à l'expédition. Pour cette raison, je pense qu'il était un peu jaloux de Florian, même s'il le cachait très bien.

« Premièrement, laissez-moi vous dire que ce monument, la forteresse, était vraiment singulier, le voir donnait le vertige, une peur inconnue. Cette image me hante encore. Cet immense palais, érigé en haut d'une très haute et abrupte falaise. Le brouillard recouvrant tout cela d'un ton mêlé de mélancolie et d'horreur. Mais autour de cette bâtisse sombre comme la mort elle-même, la terre aussi blanche que la pureté du Seigneur ! Fascinant, c'était fascinant ! Je dois toutefois avouer que la surprise, qui est de taille, se trouvait à l'intérieur de la bâtisse ! »
Et là, il nous montra cette chose, ce livre, cette malédiction qui allait s'abattre sur nous.

« Sujet tabou pour les archéologues qui, éprouvant une certaine réticence et peur vis-à-vis du livre, laissèrent à nous, chercheurs et principalement aux démonologues la tâche de découvrir la nature de l'ouvrage. »
C'est vrai, Florian était le chef de file des démonologues. Peu de personnes avaient une réelle confiance en lui, car son côté téméraire le rendait un peu perturbé et imprévisible, ce qui produisait chez ses amis, donc chez nous, un soupçon de doute quant à sa santé mentale.

« Oh que le Tout-Puissant puisse pardonner votre découverte, mon fils ! Ceci est l'oeuvre du Malin, il n'y a aucun doute ! » s'écria le prêtre qui, inopinément, commença à réciter Pater et Filius et Spiritus Sanctus.

« Taisez-vous donc mon Père ! » dis-je avec un mépris non dissimulé. « Et voici donc ce que tu as trouvé mon ami, le Obumbratrice... »

« Oui, effectivement. Ce n'est pas tout, à côté de ce livre se trouvait un couteau, sumérien je pense. Cela peut vous paraître curieux mais j'ai une explication à cela. »
Et il nous montra cette magnifique dague venant effectivement du "berceau de l'humanité" comme l'aurait dit Eugène. C'est vrai après tout, l'Histoire commence à Sumer.

Mis à part son incroyable beauté, la lame comportait une inscription en caractères cunéiformes que je ne mis pas longtemps à déchiffrer. L'homme est arme... Effroyable et intriguant. Cela résumait-il une personne qui ne tue que pour tuer, sans aucun autre instinct que celui d'anéantir, une personne sans aucun autre but, qui n'est corrompue ni par une philosophie ni par une idéologie... Une personne non pensante ?

« Son origine peut vous troubler, je le comprends très bien. Figurez-vous que cette forteresse a appartenu à un homme d'une grande lucidité, nommé Varnogh. Il était, en son temps, c'est-à-dire vers l'an 800 de notre ère, philosophe. S'intéressant de très près aux anciennes civilisations, il collectionnait les objets de ces peuples disparus. De plus, c'était un féroce chef de guerre, ce qui le mena à sa perte. Non seulement il accordait une trop grande importance au pouvoir mais il était aussi trop matérialiste et n'appréciait que trop la gloire. Et encore, il vouait un culte inébranlable aux peurs des gens. Il pensait que le salut était de connaître la peur. C'est dans ce but qu'il écrivit ce livre. Cet ouvrage devait aussi nous éclairer sur le sens réel de la vie ainsi que sur le fonctionnement de l'être. Malheureusement, comme il était matérialiste, il mena ses recherches non pas dans l'âme mais dans le corps. C'est comme cela qu'il s'auto-disséqua et qu'il mourut. Mais on raconte qu'avant sa mort, il prononça des mots au sens inconnu qui lui permirent de se réfugier dans le livre.
Désormais, il habite ces pages et cause le trouble dans l'esprit de ceux qui osent s'aventurer parmi ses mots écrits en lettres de sang. »

« Charmant, charmant... » dit ironiquement William alors qu'Eugène continuait de débiter Pater et filius et Spiritus Sanctus avec beaucoup de conviction.

« Mais as-tu déjà commencé à étudier le livre, à l'interpréter ? » questionnai-je.

« Il faut savoir qu'il est ardu de lui trouver un sens quelconque. J'ai cependant relevé des mots clés et bien que j'accorde beaucoup d'importance aux anciennes croyances, je vais me risquer, maintenant, devant vous, à invoquer un ancien esprit. »

Consternation. Sauf Eugène, il n'y avait là personne qui osait émettre la moindre folie.

« Que dites-vous donc ? Vous vous apprêtez à ramener un démon d'outre-tombe ? » demanda William, visiblement surpris.

« Puis-je voir le livre de plus près ? »

Il ne daigna toutefois me répondre.

« Exact, d'après mes recherches, le Obumbratrice a le pouvoir de faire venir une multitude de monstres, de démons, d'esprits malfaisants susceptibles de nous mener à notre perte. Autrement dit, à notre mort. »

« Êtes-vous sûr de vouloir déranger ces esprits ? » dit Vincent, hésitant.

Je ne l'avais jamais vu et n'avais jamais entendu parler de lui. Sa présence me paraissait inappropriée bien que ses nombreuses médailles témoignaient d'une brillante carrière militaire. Trapu et de petite taille, il n'en était pas moins impressionnant, il avait une corpulence rare, non en graisse mais en muscles.

« Ces esprits, s'ils existent, ne demandent qu'à être dérangés ! Allons ! Place au rituel ! » dis-je avec une pointe d'humour, encore inconscient de ce qui allait arriver.

Florian posa le livre sur la table, tourna quelques pages, ferma les yeux puis commença à prononcer des mots clés, aux sonorités bizarres. De plus, ses syllabes se mêlèrent aux prières d'Eugène, maintenant transpirant, et tout ceci produisit en nous un climat d'insécurité. Puis, mon ami s'arrêta. Alors le vent souffla avec plus de fureur, la pluie creusa des cratères, la foudre déchira le ciel en deux et les forgerons fracassèrent leur marteau. Au fond, il en était déjà fini de nous, car en ces murs résonna un ricanement atroce.

« Mais... Qu'est-ce ?! » s'écria Vincent.

Il resta soudain figé et parut atrophié, ses quatre membres, robustes, se tordirent autour de son tronc, comme s'il n'avait été qu'un vulgaire torchon. Ensuite il se mit à léviter, comme si quelqu'un l'avait porté. Et, par je ne sais quel enchantement, le Obumbratrice s'éleva dans les airs et prit la direction de Vincent et l'aspira dans l'une des ses pages. Puis, il retomba par terre.

Nous étions restés immobiles, pendant tout ce temps, horrifiés devant ce spectacle extraordinaire, ne sachant pas quoi faire. Il est vrai que pour nous, il n'y avait rien eu d'autre. Rien d'autre que ce souffle qu'on sentit s'abattre sur nous, le début de ce qui allait être notre fin.

A présent je sais ce qui lui est réellement arrivé...

D'abord, il a revu ce ciel gris, senti à nouveau cette puanteur, l'odeur de la chair pourrie. Puis, il a aperçu ses hommes, en morceaux. Des bras et des jambes par-ci et par-là, des hommes troncs, agonisants, croyant pouvoir bénéficier d'une intervention, divine peut-être. Pourtant, dans le ciel, il n'y avait rien d'autre que ces engins volants, qui semblaient venir d'un autre monde, lâchant des bombes un peu partout dans le but de tout détruire, de tout faire disparaître... Et lui dans ces tranchées, la peur au ventre, l'oeil hagard, suant comme jamais. Et après, il a regardé autour de lui, et il a pleuré en revoyant ce chaos, il y baignait vraiment... Peut-être ces avions avaient-ils finalement raison de tout vouloir détruire ? Cet enfer était sien, et comme c'était sa plus grande peur, le livre l'avait remarquée, l'avait recrée et se l'était appropriée. Au même moment, il a entendu une voix rauque, « Viens à moi! » et il est revenu dans cette salle. Soudainement, il s'est senti possédé, ses jambes se sont levées de telle sorte que ses pieds ont rejoint ses épaules pour former cet enchevêtrement si absurde. Ses os ont claqué, se sont brisés mais il n'a que gémi, point crié, sa souffrance était intérieure. Et il a vu ce livre s'ouvrir, il a vu la bête, ce monstre, cet être écorché, saignant, bouche béante, prêt à l'avaler. Et enfin, plus rien.

Evidemment, tout ceci n'avait duré que quelques vingtaines de secondes pour nous.

Et voilà, la première victime... Sort épouvantable!

Eugène avait cessé ses prières. Tremblant, il fixa d'abord l'objet un petit moment avant de détourner son regard sur Florian qui avait aussi les yeux rivés sur l'ouvrage.

« Qu'avez-vous réveillé ?! Qu'était-ce ?! Répondez ! » s'écria le prêtre.

« Je l'ai réveillé... »

« Qui ?! Qui ?! Répondez ! Et vous, taisez-vous ! Taisez-vous ! Je vous en supplie ! Taisez-vous ! » hurla-t-il en s'arrachant une touffe de cheveux.

Nous pensâmes qu'il était devenu fou, car pour nous, il n'y avait rien d'audible mis à part ses cris.

« Calmez-vous mon cher... » dit William.

Cela n'eut aucun effet. Il se boucha les oreilles et esquissa une grimace diabolique (si je puis dire) avant de prendre Florian par le col et de le jeter brusquement à terre. Alors nous sûmes que son âme s'était emmêlée aux toiles qu'avait tissé le Obumbratrice. Il se précipita sur Aphrodite, se déshabilla avec hâte, la saisit par la taille. Devant nos yeux horrifiés, son sexe pénétra la chose. Il commençait vraiment à forniquer ! Au fur et à mesure de ses va-et-vient, il s'enfonçait de plus en plus dans la forme, maintenant devenue pâteuse et abominable. Toutefois, il ne s'en soucia guère, n'écoutant plus que ses pulsions et désirs inassouvis. A la force à laquelle il s'y prenait, c'est-à-dire divine, on eût dit qu'il concrétisait les fantasmes de quelques milles de ses confrères. Il émit des sons, sauvages, peut-être même virils. Le mâle qui monte sa femelle, soumise, immobile... Monstrueuse contre toute attente !
Il finit par être entièrement avalé par la déesse, qui revint à sa forme initiale.

Encore une fois, nous n'avions rien fait !

« Mon Dieu ! » dit Florian en se relevant.

« C'est horrible... » marmonna l'éminent.

« Tout ça, c'est de ta faute ! » lançai-je à mon ami.

« Que veux-tu dire ? Je ne savais en aucun point ce qui allait arriver ! »

« Ne nous mentez pas. Vous êtes beaucoup trop impatient pour avoir attendu notre venue pour réciter ces inscriptions incantatoires. » riposta l'historien en ramassant l'objet en question.

Je pus bien le voir...

Reliure en peau humaine et pages écrites de sang... Obumbratrice.

« Ceci... » dit-il en l'observant.

« Est mon livre ! Vous savez, vous n'êtes pas aussi stupide et ignorant que je ne le pensais. Effectivement, vous avez raison. Et devinez quoi ? Je ne suis pas mort, moi ! Vous savez pourquoi ? Parce que mon âme... Il avait besoin de mon âme !»

« Que racontes-tu ? »

Lui... Et moi... Le couple parfait ! L'absolu !

Inopinément, ma vision commença à s'obscurcir et les ténèbres rattrapèrent ma clairvoyance d'un instant.

La suite, je ne m'en rappelle pas très bien. Je me souviens que la salle était badigeonnée de rouge, car le ciel avait désormais la couleur du sang, je le remarquai en regardant à travers la grande fenêtre. Cet amas de nuages, si étrange, tellement étrange qu'il me faisait penser à des intestins et des boyaux empilés. C'était étouffant. Je perçus une lueur, la flamme, chétive.
J'étais à terre, revenant peu à peu à moi, toujours dans cette sinistre salle. J'avais été assommé ou quelque chose de semblable. Je n'avais rien senti, rien d'autre que le voile recouvrant mes yeux. En me redressant, je le vis, lui, le très célèbre... gisant, avec un couteau dans le dos (couteau sumérien !)... Mort.

Une voix vint à moi. Je la reconnus.

« Mon cher ami, mon confident... » Florian, les yeux révulsés, le livre en main.

« Qu'est-ce qui t'arrive ? Comment... Comment as-tu pu faire cela? »

« Il y a des choses qu'il faut que tu comprennes Alexander. La mort, c'est ma nourriture, c'est ce qui m'apporte cette force ! »

« Cette folie ! hurlai-je. Tu es devenu cinglé ?! C'est ce maléfice ? Avoue ! »

« C'est bien cela. Ma vision des choses a complètement changé ! Que faire de ces sciences et de cette sagesse ? Il faut agir, exécuter, sans réfléchir, sans moralité ! »

« Au nom de qui parles-tu ? Et que veux-tu au juste ? Pour quelles raisons suis-je toujours en vie ? Pourquoi ne pas m'avoir tué avec William ? »

« Je parle au nom de l'être qui n'avait jamais été avant, un homme... Arme ! »

Je fronçai les sourcils.

Il pouvait l'être, homme sans esprit, non-corrompu... Etat de conscience ? Savait-il pourquoi il existait ? Exécuter sans la moindre réflexion ne relève point à de la conscience ! Etat animal ?

« Le soir de mon retour de voyage, je fus pris d'une curiosité rare. J'entrepris immédiatement de le déchiffrer et de l'interpréter. J'appris que cet ouvrage était étroitement lié à cette arme, ce bout de métal mésopotamien. Varnogh avait bien défini la relation entre membre et cerveau. Mais pour lui, il ne pouvait y avoir d'harmonie chez un seul sujet. Il définit l'être parfait comme étant une fusion. En d'autres termes, l'être absolu n'existe pas. Il faut donc deux personnes pour former cette perfection, les équivalents du Obumbratrice, le cerveau et de cette lame, les membres, ceux qui exécutent. »

Dès les premières phrases, je sentis comme un malaise s'installer en moi. J'entendis ce mot qui me trotte encore dans la tête. C'était désormais fait, mon esprit était sien, car il avait vu en moi la représentation humaine même de cette dague.

Le livre révélateur ! Obumbratrice ! O-bum-bra-trice... O-bum-bra-trice ! Obum-bratrice ! Obumbratrice ! Cessez ! Cessez de hurler ce nom !

C'est à ce moment que ces voix, telles des hurlements de martyrs, criant pour apaiser leur douleur éternelle, leur douleur d'ordre divin, commencèrent à résonner dans ma tête.

Obumbratrice ! Obumbratrice ! Obumbratrice ! Obumbratrice ! Obumbratrice !

« Et moi là-dedans ? Je suis toujours en vie... Pourquoi ne pas m'avoir tué avec William ? »

« Niih... Je suis certain que tu crois que c'est moi qui t'ai assomé... Eh bien c'est faux ! C'était William ! Car il voulait vouer son âme au livre et avait peur que tu le souhaitasses également ! Malheureusement, mon maître n'avait nul besoin de lui. Alors je l'ai tué. Tu vois mon ami, il lui faut un homme authentique, pas l'incarnation même de ce qui furent ses défauts, soit la soif de pouvoir, de reconnaissance ou une croyance inébranlable, inintelligible et absurde en quoi que ce soit ! Tu as remarqué que tous, tous ont péri à cause de leur faiblesse, à l'image de ce cher Professeur qui, arrogant comme personne, crut être la personne que recherchait Varnogh. »

« Est-ce moi ? Suis-je cette personne ? »

« Oui, mon ami ! Joins-toi à moi ! »

Je ne pouvais l'accepter... J'étais un homme de sciences, un homme bon, un homme de Raison !

Pris de tourment, ne savant pas quoi répliquer, me retrouvant dans cette situation qui fait appel à notre instinct animal, je fonçai sur lui, le poussai de toutes mes forces. Il laissa tomber le livre, vacilla et trébucha. Il passa à travers la grande fenêtre...

Une chute de quatre étages... J'aperçus son corps, inerte... Je l'avais... Moi, l'homme sage !

Encore sous le choc, immobile, essayant de reprendre mes esprits, je fus frappé de terreur lorsque le livre s'ouvrit et que des vociférations en échappèrent. Vincent, Eugène, William, ce triangle qui résonna si bruyamment!

Je me réfugiai dans cette chambre, derrière cette porte noire, m'enfermant à double tour.

Je l'entends... « Obumbratrice » Ils crient...

Voilà ce qui reste de moi, un récit inachevé. Parce que le livre m'a révélé ma plus grande peur. Le sol m'a déjà aspiré jusqu'à la poitrine et il continue encore. Bientôt je serai enfoui dans ce sol. Chronos me dévore, comme il a dévoré ces vestiges que j'ai vus tout au long de ma vie et qui ont suscité en moi, la plus grande des craintes !

Dans peu de temps, la terre arrêtera de gronder, la pluie cessera de tomber, la flamme d'exister et le vent se permettra une trêve. Les éléments se calmeront et moi je ne serai plus.

L'Ecorché

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